Vous me connaissez déjà, vous adorez me détester. Je suis votre pire cauchemar lorsque vous faites vos courses, votre hantise lorsque vous savez à l’avance que vous serez bientôt coincé dans une file d’attente, votre Némésis dans les transports en commun bondés.
La plupart du temps, vous me haïssez en silence, mais quelques fois vous me gratifiez de vos insultes, ou pire, de vos conseils méprisants. Allez-y, crachez-moi à la gueule toute cette mélasse normative qui vous tortille les intestins, après tout je l’ai mérité, je suis une mauvaise mère.
Je suis celle qui a démissionné, celle qui ferme les yeux et les oreilles quand ses deux adorables têtes blondes donnent libre cours à leurs instincts bestiaux et vous importunent. Je suis celle qui s’efface dans leur sillage, celle qui ramasse, quand elle en a encore l’énergie, les objets qu’ils ont jetés au sol puis piétinés. Je passe ma vie à genoux à récupérer, récurer, réparer. Mais demander réparation ne suffit pas, on voudrait que je m’écrase davantage, que je disparaisse et que j’emmène mon encombrante progéniture avec moi.
« Deux bonnes claques et ça serait réglé ! »
« Depuis qu’on a interdit la fessée de toute façon… »
« Quand mon père mettait la main sur le ceinturon, je me tenais tout de suite à carreau. »
Ah oui, c’est sûr, vous aimeriez assister à un peu d’action, les jeux du cirque ça vous excite. Et puis la morale est sauve tant que c’est quelqu’un d’autre qui se montre violent à votre place. Enfin, sauf pour celle qui porte les coups. La vérité c’est que vous rêvez de me voir exploser et faire sortir cette rage pour ensuite me mépriser encore plus fort, pour me juger encore plus durement. Rêvez toujours, je ne vais pas cogner la chair de ma chair, le fruit de mes entrailles, juste pour vous faire plaisir, pour assouvir votre soif de cruauté.
Rassurez-vous, j’ai mon quota d’explosions lorsque je suis à l’abri de vos regards. Pas de torgnoles, non, heureusement, je me dégoûte déjà bien assez sans ça. Par contre je crie, je pleure, je menace, et je hurle encore plus à m’en faire péter les tympans. Je m’épuise et puis je lâche.
Oui, je suis cette mère dont vous vous moquez avec vos amis, celle qui cède, qui passe les caprices. Mais c’est tout simplement parce que je suis celle qui a déjà craqué, qu’on a déjà fait craquer. Je suis en miettes, il suffit de prendre le temps de se pencher et de me ramasser à la balayette pour faire de moi ce qu’on veut. J’en suis à implorer un minuscule sourire de la part de mes propres enfants. Un chien abandonné qui tend encore la nuque en espérant accueillir une caresse alors qu’au mieux on ne lui destine plus qu’un dernier coup de savate.
Le plus souvent, on me répond par l’indifférence, et c’est peut-être même ça le pire. Quand on cherche du soutien, qu’on a besoin d’un tout petit supplément de force pour continuer, n’importe quoi, même ne serait-ce qu’un regard fugitif s’il est bienveillant, bref c’est à cet instant-là que le vide se fait le plus présent, qu’il faut trouver en soi-même les ressources pour se redonner une contenance. La solitude se fait réellement ressentir quand on est là, essayant de réunir tous les fragments de soi éparpillés au sol, qu’on prend conscience du temps que ça nécessite et du fait qu’on ne sera jamais plus tout à fait complète. Il y a ce moment où il faut bien se relever, ce moment où il faut arrêter d’attendre que la main charitable ne se présente pour faire face seule.
Et le père, me direz-vous ? Oh, ne vous inquiétez pas, il est bien là, pas forcément très loin, au poste qu’il s’est assigné et qui lui donne l’impression de maîtriser son petit monde, confortablement caché derrière ses théories, ses obligations professionnelles et ses hobbies. Il n’y a pas si longtemps, on avait de nous l’image d’un couple fusionnel. On était amis autant qu’amants, davantage liés par la complicité que par les conventions. Les choses ont changé d’une seconde à l’autre quand on m’a arraché le premier enfant du ventre. Je n’étais que plaies, cicatrices et fatigue qu’il fallait déjà que je tienne ce rôle de mère nourricière, je n’étais pas recousue que j’étais devenue responsable de tout, je n’avais pas essuyé mes propres larmes qu’on me chargeait de calmer les hurlements d’une petite gorge toute neuve.
Avec le recul de mes deux accouchements, je peux le dire : la maternité c’est le premier lieu où l’on m’a balancé froidement qu’il faudrait désormais que je me débrouille toute seule. Non madame, vous n’êtes pas souffrante, tout ce que vous venez de vivre est parfaitement normal. Oui, vous avez mal, vos points vous tirent comme si l’on vous arrachait encore le sexe, votre ventre n’est plus qu’un champ de bataille ravagé après le retrait des troupes, vous n’avez pas dormi depuis plus de quarante-huit heures, mais tout ça, c’est naturel et on ne va pas s’occuper de vous. Par contre, on va régulièrement faire irruption dans votre chambre pour vous demander de faire taire votre gosse, de le nourrir correctement, épier le moindre de vos mouvements pour vous reprendre et vous corriger, en somme pour vous soupçonner déjà d’être une mauvaise mère.
Vivement le retour à la maison pour prendre un repos bien mérité ? Mais c’est tout le contraire, les nuits se suivent et semblent de plus en plus blanches. J’ai chanté quand le marchand de sable ne voulait pas passer, j’ai consolé quand il y avait des terreurs nocturnes, j’ai veillé avec ma bassine à la main quand il y avait des gastros à éponger. Il suffisait que le ronron de la machine à laver me plonge dans une tiède torpeur pour qu’un cri vienne m’en extraire. Je me trimballais toujours cette étrange impression pâteuse dans la bouche, cette sensation d’être continuellement en décalage horaire, de ne jamais être en phase avec mon environnement. La privation de sommeil est une torture qu’on inflige gaiement à toutes celles qui sont dans ma situation. N’allez pas me faire croire que c’est le fruit du hasard, c’est organisé, c’est prévu, c’est pensé justement pour nous empêcher de penser.
Dans le fond, ce système-là a gagné puisqu’aujourd’hui j’abandonne, je rends les armes, mais je tiens à vous dire que cette bataille était faussée par avance. Je me vautre désormais dans le statut que vous m’avez collé à la peau, et pourtant j’ai bien essayé de lutter. J’ai tout donné pour mes marmots, j’ai toujours voulu bien faire. Je me suis farcie un nombre incalculable de bouquins sur l’éducation, j’ai tenté toutes les techniques à ma disposition, j’ai frappé à toutes les portes qui se présentaient à moi. Rien n’a fait arrêter les cris ni les crises de nerfs, personne ne s’est inquiété de notre avenir ou pour ma propre santé. J’ai enfin décidé de prendre les choses en main et de me sauver la vie toute seule puisqu’il ne faut pas attendre la moindre aide.
J’imagine que comme moi vous avez déjà entendu parler du Lotos. Vous savez, c’est cette substance qu’ils développent pour nos Hommes de l’espace, pour qu’ils dorment tranquillement pendant que leurs vaisseaux les emmènent au loin. Le produit n’est pas encore vraiment au point, mais ça n’a pas empêché les barons de la drogue de le détourner. D’ailleurs c’est pour cette raison qu’il a fait les gros titres, joli pied de nez au passage, la conquête spatiale c’est bien mignon, mais le fait d’éviter la prison est une préoccupation nettement plus terre à terre. Une seule prise et on échappe à une dizaine ou une quinzaine d’années derrière les barreaux. D’accord, on risque de rater quelques petits événements, mais dans le fond c’est déjà le principe de la privation de liberté. Des quartiers de haute sécurité squattés par des évadés de l’oreiller, ce n’est sans doute pas ce que les neurochimistes bossant pour la NASA avaient en tête. Le Lotos vient en aide aux pires criminels de la planète, il doit bien pouvoir dépanner une mère indigne.
Je sais très bien que vous allez me juger pour cet acte. Balancez-moi votre haine au visage, traitez-moi de tous les noms, de toute façon maintenant je dors. Je ne réclame même pas le pardon, ni le vôtre, ni celui de mes enfants. Je reconnais mes fautes, celle évidente de fuir mes responsabilités, mais aussi celle, bien plus grave à vos yeux sans doute, de servir éventuellement de modèle. Quelque chose me dit que je suis peut-être la première à franchir le pas, mais que d’autres viendront bientôt me retrouver dans ce long sommeil. Je réclame juste un droit de retrait face aux maltraitances qu’on m’impose. La société ne peut pas me protéger et préfère plutôt me regarder me débattre dans la boue, m’enfoncer et me voir doucement suffoquer ! Je n’ai aucune raison d’accepter sagement ça, personne ne devrait le faire. Quelque chose me dit que ce n’est que le début d’un mouvement plus vaste, que la prochaine révolution pourrait bien se jouer dans les bras de Morphée. Maintenant que vous me détestez presque autant que vous haïssez votre propre vie, demandez-vous simplement si vous aussi vous ne méritez pas de prendre une petite pause.