La presse en général se porte mal. Le nombre de journalistes diminue (il suffit de constater l’évolution de l’attribution des cartes professionnelles), des médias ferment, d’autres voient leur indépendance s’éroder progressivement au fil des rachats dont ils sont l’objet… Le tableau n’est rose pour personne en ce moment, mais il est encore plus désastreux lorsqu’on regarde du côté de la presse spécialisée dans le jeu vidéo. De nombreux magazines ont dû mettre la clef sous la porte (je ne me suis jamais tout à fait remis de la disparition d’IG Mag ni de Games par exemple) et une bonne partie de la presse web cherche à compenser la baisse de ses recettes publicitaires en se lançant dans une course au clic des plus navrante.
Je ne fais qu’enfoncer des portes ouvertes, le cycle est désormais connu de tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin au secteur. Histoire de s’assurer un maximum de trafic, les sites en question multiplient les contenus sur quelques jeux qu’ils décrètent comme étant populaires. De ce fait, ces derniers profitent d’une meilleure mise en avant et suscitent donc davantage d’attente chez les consommateurs. La petite machine s’emballe presque toute seule (ne nions pas totalement les efforts déployés par le marketing) et lorsque le titre est enfin disponible, ces fameux sites n’ont pas forcément intérêt à se désavouer en sifflant la fin de la récrée. Il est plus simple d’encenser le jeu en espérant surfer encore un peu sur la hype. Le lancement d’Overwatch cette semaine nous a offert un beau cas d’école en la matière.
Une sortie transformée en événement (encore…)
Que la sortie d’un jeu se transforme en événement, c’est assez logiquement le but poursuivi par l’équipe marketing chargée de sa promotion. Ils font leur job et je vois mal ce qu’on pourrait leur reprocher. Je commence cependant à tiquer sérieusement lorsque je vois des youtubeurs, ou autrement dit des « influenceurs », s’exciter sur les réseaux sociaux en vue d’une soirée de lancement (celle d’Overwatch, organisée par Webedia, bat visiblement son plein au moment où j’écris ces lignes). Outre l’étrange sensation de surprendre une meute d’adolescentes en train de se pouponner avant de partir au bal de promo, j’ai surtout la désagréable impression que tout ce beau monde s’invente une excuse un peu bidon pour faire la fête en cherchant à oublier le contexte actuel plutôt morose. Mais finalement, si ces fêtards y trouvent leur compte et qu’ils apprécient être transformés en hommes-sandwich au profit d’un éditeur, je veux bien ronger mon frein et reconnaître qu’il serait déplacé de ma part de vouloir régenter leurs petits plaisirs nocturnes.
Par contre, là où je perds carrément mon sang froid, c’est quand des journalistes ou des personnes supposées tels se complaisent à entretenir cette effervescence, à transformer le non-événement qu’est la sortie d’un jeu en une actualité brûlante. À ce niveau là, le traitement médiatique du lancement d’Overwatch m’a fait l’effet d’une véritable overdose. Passons rapidement sur les brouettes de news sans intérêt qui sont désormais devenues la norme au lancement de chaque grosse production, on ne va pas non plus se moquer de tous ceux qui ressortent le qualificatif de « jeu de l’année » tous les deux mois. Je me permets tout de même d’esquisser un sourire en voyant se multiplier les guides qui viennent nous expliquer les subtilités de gameplay du genre « lorsque vous incarnez un healer, restez près de vos compagnons pour leur venir en aide en cas de besoin… ». Non, j’ai commencé à m’énerver lorsque j’ai constaté que le jeu décrochait un joli 98% sur Metacritic le lendemain de sa sortie.
Certes, cette moyenne a ensuite progressivement baissé (elle est tout de même encore en ce moment de 91% sur PC), mais pour moi elle est révélatrice d’un poison qui intoxique la presse spécialisée du secteur : un suivisme qui tend au ridicule et se traduit par une uniformisation des contenus éditoriaux. Non seulement tous les avis se doivent d’être homogènes (sinon gare au risque de se prendre une pétition…), mais en plus ils doivent forcément concerner les mêmes jeux. Malheur à tous les titres de moindre envergures qui ont eu l’audace de sortir en même temps qu’Overwatch. Au mieux on les critique en les comparant avec l’étalon du moment, au pire on les écarte purement et simplement de la place publique. Bref, c’est l’esprit critique qu’on assassine. Pour vous expliquer en quoi le traitement d’Overwatch m’oblige à vous sortir d’aussi gros sabots, je vais commencer par vous parler du jeu en lui-même.
Come on Barbie, let’s go party
Ce qui est beau avec Overwatch, c’est que tout le monde ou presque peut avoir une opinion à son sujet puisque sa sortie a été précédée d’une bêta publique donnant déjà accès à l’ensemble de son contenu. Pour les trois du fond qui ont raté le coche, on peut dire tout bêtement qu’il s’agit d’un FPS multijoueur fonctionnant autour d’objectifs bien définis et qui met en scène une vingtaine de classes très différentes. Mais alors, pourquoi ce jeu en particulier a-t-il réussi à faire le buzz ? C’est tout simple, pour le comprendre il suffit de regarder quel est le studio qui se cache derrière son développement : Blizzard est loin d’être un vétéran du FPS mais il a une solide réputation en matière de jeu multijoueur et surtout il se trimbale des cohortes de fanboys obnubilés par le design de ses créations.
Histoire d’aller droit au but je dirai qu’Overwatch est un titre vraiment sympa, qui se prend vite en main mais qui ne prend pas la tête, le genre de jeu apéritif qui se déguste vite fait avec des potes avant de démarrer la soirée. Son relatif manque de contenu se fait toutefois rapidement ressentir (mais c’est promis, Blizzard va l’étoffer dans les mois qui viennent…) et il ne propose pas une dimension stratégique incroyablement poussée (le simple fait qu’une équipe puisse ressembler à une armée de clones en dit long à ce sujet…). Mais rassurez-vous, en progressant dans le jeu (ou en craquant pour le système de micro-transactions), vous gagnerez le droit de jouer à la poupée en débloquant de magnifiques options cosmétiques. Là où le bât blesse, c’est que de nombreux FPS multi free to play se montrent bien plus généreux dans leur contenu et proposent des systèmes de progression plus valorisants histoire de tenir en haleine leur communauté. Si l’exemple de Team Fortress 2 est parfois revenu sur la table lors des différentes reviews, on s’est étrangement abstenu de le comparer à des free-to-play plus modernes tels que Dirty Bomb pour ne citer que lui. Pour le dire plus clairement, j’ai du mal à croire qu’Overwatch aurait bénéficié du même accueil critique dithyrambique si la presse spécialisée avait fait correctement son travail.
Une presse au raz des pâquerettes…
Agrippez-vous à votre chaise, j’ai une révélation à vous faire : les journalistes spécialisés ne sont pas toujours des experts dans le domaine qu’ils traitent. Je sens bien que la nouvelle vous a ébranlé et que jamais au grand jamais vous ne vous étiez fait cette réflexion en lisant les articles qu’ils pondaient. Respirez un instant pour reprendre vos esprits. Plaisanterie mise à part, de toutes façons vous imaginez bien qu’une personne qui voit défiler des jeux à la chaîne n’a tout simplement pas le temps de tous les explorer en profondeur. Typiquement, les vieux de la vieille, les anciens du milieu, prennent rarement le temps de se poser sur un titre multijoueur, ils sont souvent de cette espèce qui considère encore la dimension multi comme une option un peu cosmétique au même titre que la possibilité ou non d’activer les doublages originaux. Finalement, au sein d’une rédaction, c’est plutôt du côté de la fougueuse jeunesse que l’on trouve les éléments les plus friands de joutes en ligne. Il s’agit de petits jeunes qui ont souvent découvert le jeu vidéo dans les années 2000, ils considèrent que David Cage a réinventé la roue, pensent qu’un Doom ne doit pas proposer un level-design trop labyrinthique et ne cessent de tout comparer aux Moba…
Attention, ne me faites pas passer pour un type hautain, déjà je reconnais volontiers qu’il y a des professionnels consciencieux parmi tout ce petit monde (et même parfois chez les plus jeunes), et surtout je me considère au moins comme étant aussi mauvais journaliste que la plupart d’entre eux. Moi non plus je n’ai jamais été capable de pondre autre chose que des articles tristement scolaires qui ne faisaient pas franchement avancer la critique en général. Par contre, j’essayais au moins de combler les trous béants dans ma culture lacunaire en me renseignant. J’ai toujours essayé de remettre les jeux dans leur contexte en jouant, même rapidement, à leurs prédécesseurs ou aux autres titres du genre. Aujourd’hui tout cela ne semble plus nécessaire, il suffit de s’appuyer sur trois ou quatre de ces fameux Goty (ou « jeux de l’année » pour ceux qui seraient en froid avec les acronymes à répétition) pour balancer un jugement hâtif qui ressemble étrangement à un mix de communiqué de presse et de commentaires glanés sur les réseaux sociaux.
…Qui creuse sa propre tombe
Ce n’est pas la crise des recettes publicitaires ni l’essor des youtubeurs qui seront la cause de la mort de la presse spécialisée, mais la médiocrité de son contenu. Quand plusieurs sites en arrivent à proposer des vidéos de déballage de kits de presse, on est en droit de se dire qu’il y a belle lurette qu’on a touché le fond et qu’on a même donné quelques coups de pelle histoire de continuer la descente. La hype agit comme une drogue à laquelle les médias spécialisés seraient accros : elle a beau empoissonner petit à petit le contenu qu’ils proposent, au point d’en rendre les lecteurs malades, il faut toujours augmenter les doses pour qu’elle continue de faire effet. Comment faire oublier qu’il y a peine deux semaines vous déclariez que tel jeu était le meilleur de tous les temps ? Il suffit d’employer des termes encore plus élogieux pour décrire le prochain blockbuster. On essaye de masquer le fait que ce système va droit dans le mur en mettant régulièrement des coups d’accélérateur.
C’est bien beau de critiquer mais est-ce que j’ai quelque chose à proposer ? Pour commencer je pense que le plus important pour la presse spécialisée serait de freiner pour de bon, d’arrêter d’essayer de suivre l’actualité telle que la dicte les éditeurs pour se trouver son propre tempo. Ça veut dire par exemple ne pas proposer les critiques au plus près du lancement des jeux, prendre le temps de choisir ses sujets, d’y mettre l’angle que l’on souhaite, de remettre les choses dans leur contexte, et surtout oser aller à l’encontre de la doxa. Heureusement, il existe déjà des sites qui assument leurs différences, je pense par exemple à Factornews, Kill Screen ou Merlanfrit, mais ils font encore figure d’exception. Je rêve d’un jour où même les médias de jeux vidéo généralistes se permettront de prendre de la distance avec la vaine agitation qui accompagne la commercialisation des jeux et qu’ils oseront enfin affirmer de véritables choix éditoriaux. Au lieu de ça, dans moins d’un mois, on aura tous droit au cirque habituel qui accompagne l’E3…